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Comment expliquer le manque de réussite des COP et le peu d’enthousiasme de nos dirigeants pour le combat climatique. Limiter le dérèglement climatique impose de revoir nos habitudes de consommation énergétique. Mais, l’énergie est le liquide nourricier de nos sociétés, elle est à la base de tous nos besoins (nous loger, nous chauffer, nous déplacer, nous alimenter, nous vêtir), et de toutes nos activités (agricoles, industrielles et de services). Ainsi, toucher aux flux d’énergies influence directement la vie de chacun d’entre nous, sur terre.

Etat des lieux

Etablissons d’abord un bref tour d’horizon de l’état des choses pour mieux comprendre que les intérêts économiques et politiques nationaux divergent largement en matière d’énergie. Certains pays comme l’Australie, le Canada, la Norvège et les Etats-Unis, pays industrialisés et développés, exploitent largement leurs combustibles fossiles et en retirent économie, puissance et autonomie. D’autres pays, comme l’Afrique du Sud, le Brésil, l’Inde, la Chine ou la Russie veulent continuer de profiter de cette manne d’énergie fossile dont ils disposent, le plus longtemps possible, pour poursuivre leur développement et assurer leur puissance économique et leur stabilité politique (pour certains autoritaire) .

Faut-il parler des pays producteurs de pétrole : l’Arabie Saoudite, les EAU, le Qatar, le Koweït, l’Irak, et l’Iran qui en renonçant à l’or noir verraient leur économie fortement réduite (la situation économique de l’Iran limitée dans ses exportations de pétrole démontre la situation).

L’Union Européenne et le Royaume-Uni reconnaissent le danger imminent et poussent au changement sans pouvoir renoncer directement eux-mêmes, aux énergies fossiles. L’Union Européenne a cependant initié, en 2021, un « Pacte vert » ambitieux visant la réduction de 55% de ses émissions de CO2 en 2030.

D’un autre côté, comment les petits états insulaires en danger immédiat avec la montée des eaux, et les autres états moins puissants de la planète mais plus vulnérables vis-à-vis du changement climatique peuvent-ils tenir tête aux grands producteurs et utilisateurs d’énergie fossile, aux puissants de la planète ? Sans compter que ces mêmes pays ont besoin d’une quantité énorme d’énergie pour sortir de la pauvreté. Il y a bien les ONG et associations, les groupements citoyens qui essaient de changer les règles du jeu dans leurs démocraties, mais dans quelle mesure ces démocraties sont-elles, elles-mêmes, prêtes à se serrer la ceinture et à débrayer vers la sobriété ? au risque de se mettre en danger elles-mêmes ? (La réaction des gilets jaunes en France refusant la taxe carbone en est un exemple). Nos sociétés et l’ensemble de la planète sont addictes à l’énergie et c’est une drogue dure.

Mais qu’on le veuille ou non, les ressources n’étant pas finies et les dérèglements climatiques se poursuivant, le statu quo est impossible et la transition vers des énergies décarbonées va entrainer quelques bouleversements géopolitiques qu’il vaut mieux maitriser et moduler au plus tôt.

Pour bien comprendre la situation à venir, il suffit de considérer la crise énergétique et géopolitique de ce début d’année 2022 – avec des prix de l’essence et de l’électricité qui grimpent fortement, la Chine qui fait des réserves pour éviter les ruptures de stocks d’énergie pour cet hiver, Vladimir Poutine en position de force avec ses réserves de gaz naturel et les Etats-Unis qui se proposent de livrer leur gaz de schiste aux Européens– qui n’est qu’un petit avant-gout d’un futur qui sera obligatoirement plus sobre.

Autrement dit, il s’agit de faire un régime raisonnable, rapide et efficace pour tous et qui est sans retour en arrière. L’énergie propre et décarbonée va changer la donne mais comment ?

Changements géopolitiques

Dans l’article de Jason Bordoff and Meghan L. O’Sullivan , Green Upheaval : The New Geopolitics of Energy, quelques éléments essentiels qui vont influencer la réorganisation de la géopolitique énergétique mondiale sont présentés, telles que les capacités d’innovation, la poursuite limitée de l’utilisation des hydrocarbures, la standardisation des nouvelles énergies, la régionalisation de la production d’électricité, les modifications d’alliances, les revendications des pays en voie de développement, la sécurité politique…

La transition va mêler les géopolitiques actuelles basées sur les énergies fossiles et celles futures basées sur les énergies décarbonées.

Les différents points résumés ci-dessous sont largement inspirés de l’article :

1. Combustibles fossiles

En 2050, où le monde devra atteindre la neutralité carbone, on utilisera encore du gaz et du pétrole, d’après l’Agence Internationale de l’Energie. D’ici là, la demande va varier, la production va évoluer, les prix vont changer, les pays producteurs vont mener le jeu encore quelques décennies (car se tourner vers des énergies vertes, c’est laisser la main mise aux quelques pays exportateurs de pétrole ou de gaz), mais au bout du compte la demande en énergie fossile va diminuer.

2. Les capacités d’innovation pour s’assurer une place de leader.

  • Les premiers qui définissent les normes sont en meilleure position pour les faire admettre et appliquer, ceci va être particulièrement important pour le nucléaire, mais aussi pour les nouveaux combustibles comme l’hydrogène vert, l’ammoniaque et pour les systèmes d’optimisation de réseau électrique.
  • La chaine d’approvisionnement des minerais : cobalt, cuivre, lithium, nickel, terres rares qui sont critiques pour les technologies vertes (éolienne et voiture électrique), va, elle aussi, jouer un rôle majeur, car la demande pour ces éléments ne va faire qu’augmenter et la répartition de ces richesses est variable (la RDC possède un très riche sous-sol minier et l’Australie possède du lithium) et attire les convoitises : ainsi, la Chine développe sa présence en Afrique et dans le traitement des minerais. Heureusement, ces minerais sont recyclables et d’autres matériaux pourront faire leur apparition.
  • La fabrication bon marché des composants des nouvelles technologies est l’étape suivante dans cette course au leadership vert. Et là, avant de produire des composants, on a besoin des machines pour le faire. L’exemple d’ASML (Pays-Bas) montre déjà la difficulté. Pour innover, il faut de l’argent et donc des rentrées, des ventes à des acheteurs comme la Chine. Mais, en 2019, cette entreprise néerlandaise s’est vue limitée par les Etats-Unis qui l’ont menacée de ne plus lui fournir certains éléments pour la fabrication de ses machines si elle en vendait à la Chine. La compagnie espère pouvoir vendre au moins d’autres composants à la Chine afin d’assurer des rentrées d’argent pour maintenir ses recherches et son avance technologique mondiale (US-China Trade Tensions Threaten Europe’s Biggest Tech Company, par Morgan Meaker, Wired, 2022 01 11)
  • Un quatrième élément important est la production et l’exportation de combustibles bas-carbone comme l’hydrogène et l’ammoniaque, les pays producteurs de ces nouveaux combustibles vont, sans doute, se multiplier avec le temps.

3. Vers une « déglobalisation » pour être plus verts

Pour devenir plus vert et atteindre une économie zéro-carbone, il va falloir des chaines d’approvisionnement pour tous les composants et produits manufacturés pour l’énergie propre, des marchés pour des combustibles bas carbone et des matériaux essentiels et un marché du gaz et du pétrole mais réduit. Ce qui signifie 3 points

  • Un monde décarboné est un monde plus électrifié et donc les marchés globaux d’énergie vont être réduits. L’électricité décarbonée est plus susceptible d’être produite localement ou régionalement, elle est plus difficile à stocker et transporter
  • On va tendre vers un plus grand protectionnisme des produits manufacturés verts pour assurer emplois et éviter une nouvelle dépendance énergétique cachée
  • Des pays prenant des mesures fortes vont tenter d’entrainer les autres dans cette voie par des mesures économiques. L’Europe peut appliquer des taxes sur les produits importés qui ne respectent pas les standards climatiques (on privilégie l’acier propre produit en Europe contre le moins propre importé).

4. Etats-Unis, Europe, Russie, Chine

Quels vont être les gagnants et les perdants de la transition ? La position des deux grands pollueurs Chine et Etats-Unis peut influencer la position des autres pays vis-à-vis des actions à appliquer contre le changement climatique. Ainsi, la transition climatique va être une autre arène d’affrontement : technologies, matériaux, chaines d’approvisionnement, marchés, standards vont être matières à rivalité pour le meilleur ou pour le pire ?

Les relations transatlantiques entre Europe et Etats-Unis pourraient-elles se renforcer et conduire à une sorte de groupe pour le climat engagé pour la neutralité carbone et prêt à imposer des taxes sur les produits non qualifiés zéro émission et ainsi aussi encourager cette transition dans le monde ? Pour le moment, l’Europe a pris de l’avance et les Etats-Unis sont confrontés à des conflits intérieurs qui l’éloigne de la position européenne.

Pour la Russie, qui compte beaucoup sur ses exportations de gaz en Europe, la situation est moins claire. Si dans un premier temps sa situation est assurée, la transition écologique pourrait mettre à mal ses finances et son influence politique. Si les Européens se détournent progressivement des combustibles fossiles et du gaz, la Russie pourrait alors se tourner vers la Chine et ainsi donner lieu à un nouvel alignement géopolitique

5. Pays pauvres – Pays riches

Dans les trente dernières années, les taux de croissance des pays en développement étaient supérieurs à ceux des pays développés entrainant une convergence économique. La transition écologique peut leur éviter des conséquences désastreuses et beaucoup de ces pays disposent de potentialités d’énergie propre : énergie solaire, hydroélectrique, formations géologiques pour le stockage du CO2.

Ces pays veulent, cependant, une reconnaissance et un dédommagement pour la pollution créée par les pays riches. Les pays riches veulent d’abord diminuer les émissions de CO2 et les pays pauvres souhaitent assurer la croissance à leurs citoyens. L’incapacité des pays riches à soutenir les pauvres alors qu’ils luttent eux-mêmes contre le réchauffement, risque d’amener des tensions géopolitiques.

Si les pays pauvres manquent déjà d’énergie pour leur développement, et qu’ils ne peuvent plus faire appel aux combustibles fossiles, est-ce que les énergies renouvelables (solaire, éolien ou hydroélectrique) peuvent leur permettre d’atteindre des niveaux de développement supérieurs, dans un contexte si difficile de changement climatique ?

Si les pays riches empêchent l’utilisation des combustibles fossiles pour protéger le climat, quelles alternatives s’offriront aux pays en développement? Si, les pays riches, qui continuent, eux-mêmes, à exploiter les combustibles fossiles, empêchent les pays en voie de développement ou font pression ou ne les subventionnent pas (suite par exemple à des pressions d’activistes) pour exploiter leurs propres ressources en hydrocarbures ?

6. Diminuer les risques

La transition vers une énergie propre va demander et introduire une transformation globale de l’économie avec des sommes monstrueuses à libérer pour les trois prochaines décennies (mais qui sont bien inférieures au coût d’une inaction vis-à-vis du changement climatique).

Mais, si les pays viennent à penser que la transition vers une énergie plus verte peut mettre en danger leur approvisionnement actuel et leur économie, ou d’autres éléments de sécurité nationale, la transition va ralentir, la sécurité nationale primera sur le climat.

Pour les responsables politiques, il s’agit non seulement d’assurer la lutte climatique mais aussi  de sécuriser l’approvisionnement en énergie, et d’éviter les risques économiques et géopolitiques.

Jason Bordoff and Meghan L. O’ concluent leur article en reprenant des éléments à considérer pour réaliser la transition :

  • le nucléaire est une ressource décarbonée qui est puissante et modulable (encore faut-il un parc de centrales efficace).
  • Il peut aussi être utile d’avoir des réserves de combustibles fossiles pour assurer des demandes additionnelles sur de brèves périodes.
  • Les fournisseurs d’énergie assurant la fiabilité et la maintenance de leurs ressources et les utilisateurs sobres devraient être récompensés.
  • Il ne s’agit pas de s’isoler mais de multiplier les interactions (comme en Europe) pour pallier les manques, quitte à garder des réserves au cas où.
  • Il est indispensable de traiter les risques sociétaux et de compenser par l’ajustement de taxes ou de primes l’augmentation des inégalités des personnes dépendant des combustibles fossiles.

Ainsi, les inégalités mondiales entre pays riches et pays en développement se retrouvent au sein des pays entre citoyens nantis et défavorisés. L’énergie étant une source de pouvoir, et son manque une fragilité, l’énergie décarbonée va devenir une nouvelle source de pouvoir. Les premiers à la développer et la maitriser pourront imposer leurs normes. La recherche dans les nouvelles technologies (batteries sans lithium, combustibles décarbonés) va ainsi jouer un rôle essentiel pour soutenir le développement des actions climatiques et aller vers un nouvel équilibre géopolitique.